4724

Le pré-acheminement du Raid. 19 janvier 2017. Récit d’une journée à la croisée de la technique, de la science et … de l’art.

Par Annabelle Kremer.

Le Raid est un convoi qui permet d’approvisionner - en énergie, vivres et matériel scientifique - la base franco-italienne Concordia située à Dôme C, à environ 1500 km de la base Dumont d’Urville.

Le départ du Raid s’effectue sur le continent, à Cap Prud’homme, une station franco-italienne, elle-même située à 5 km de l’île des Pétrels sur laquelle se trouve D.D.U. On s’y rend en hélicoptère ou en véhicule quand la glace de mer le permet.

Le chargement du convoi étant important et lourd, environ 32 charges, le pré-acheminement consiste à transférer 30 % des charges quelques jours avant le départ du Raid au point kilométrique E43, situé 59 km plus haut, pour soulager la charge des tracteurs sur cette portion de route où la montée est importante. Quelques dizaines de kilomètres donc, qui se feront à la vitesse de 10 à 19 km/h en raison du dénivelé important qui sépare Cap Prud’homme (44 m d’altitude) et E43 (1300 m d’altitude). Aujourd’hui, 19 janvier 2017, ce sont ainsi 140 m3 de gasoil - stockés dans 10 traîneaux - qu’il va falloir convoyer à l’aide de quatre tracteurs. Une dameuse va ouvrir la route. Nous partons pour près de 10 heures de route (aller et retour).

La station de Cap Prud’homme. Au fond à droite : DDU © MNHN / MSA / IPEV © IPEV/MSA/MNHN La station de Cap Prud’homme. Au fond à droite : DDU © MNHN / MSA / IPEV

« On est là avant tout pour la science, pour qu’elle puisse se faire » me confie Philippe, électronicien à Cap Prud’homme depuis 25 ans.

Un chemin vers la science qui ne m’aura jamais semblé aussi palpable qu’en ce jour, dans un décor inattendu où se mêlent la glace finement sculptée par le vent et les capots rutilants de machines transformées pour l’occasion … Une route unique, tracée dans un désert. Une sensation de perte de repère géographique, où le temps s’écoule lentement, entre monotonie et réflexion sur sa propre existence. Et, au bout du chemin, « le silence qui s’écoute » comme dit Philippe et qu’on ne peut entendre qu’à cet endroit, loin de tout, dans une ambiance surréaliste. On ne s’imagine pas l’effet du silence sur soi lorsqu’on ne l’a encore jamais écouté. Une petite leçon de vie.

Sol glacé sculpté par le vent © MNHN / MSA / IPEV © IPEV/MSA/MNHN Sol glacé sculpté par le vent © MNHN / MSA / IPEV
Dameuse Kassbohrer de 400 chevaux et tracteur Caterpillar MT 865 B de 22 tonnes "winterisé" © IPEV/MSA/MNHN Dameuse Kassbohrer de 400 chevaux et tracteur Caterpillar MT 865 B de 22 tonnes "winterisé" © MNHN / MSA / IPEV

A droite : tracteur Caterpillar MT 865 B de 22 tonnes, modifié pour être adapté au froid. C’est la « winterisation » : capot supplémentaire, joints en silicone et non pas en plastique ; boitier avec des résistances pour chauffer le moteur et le carburant et éviter ainsi le gel ; éclairage très puissant à l’avant pour pourvoir avancer même en cas de white out (lorsqu’un vent fort déplace la neige - paysage complètement blanc - et que la visibilité est très réduite)

De Cap Prud’homme à E43 : départ avec Philippe dans la dameuse

Philippe s’est engagé en 1983 comme volontaire à l’aide technique Météo en Terre Adélie (aujourd’hui on ne dit plus VAT mais VSC – volontaire au service civique -). Il le reste jusqu’en 1990. Après une disponibilité de 3 ans pour émigrer et s’installer en Australie avec sa femme rencontrée à Hobart, il fait un premier hivernage pour le service militaire.

L’aventure ne lui plaît guère. Pourtant, il persévère avec un second hivernage météo en 1986 qui se déroule très bien. Il y apprend « sur le tas » : la mécanique, la plomberie et l’électricité. Il fait un troisième hivernage durant lequel il participe à la construction de la piste du Lion à DDU, ex projet de piste avion qui sert maintenant à charger et décharger le fret du navire. Son travail à Cap Prud’homme depuis 25 ans maintenant : conduire et entretenir les engins du Raid au plan électrique, prendre en charge les télécommunications et l’informatique des convois (électronicien), s’occuper de l’électricité sur la station et de l’intendance du Raid (prévoir les colis de vivres).

Départ avec Philippe dans la dameuse © MNHN / MSA / IPEV © IPEV/MSA/MNHN Départ avec Philippe dans la dameuse © MNHN / MSA / IPEV

« Quand on me demande :

- qu’est-ce que tu fais là-bas à Cap Prud’homme ? Tu es scientifique ?

- non.

- tu fais quoi alors ?

- c’est dur à dire ! Ce sont des métiers qui ne s’apprennent pas à l’école. »

Philippe évoque le film « les dieux sont tombés sur la tête » : il y a des métiers et des gestes professionnels qui sont difficiles à faire comprendre aux autres.

Aujourd’hui, Philippe ne fait plus d’hivernages. Il arrive en général avec R0 (novembre), fait le premier Raid des trois ravitaillements (qui ont lieu fin novembre, fin décembre et fin janvier) et repart avec R3 (février) pour pouvoir profiter encore un peu de l’été australien.

Dameuse  © MNHN / MSA / IPEV© IPEV/MSA/MNHN Dameuse © MNHN / MSA / IPEV

Durant les cinq heures de trajet, on a le temps de discuter (malgré le bruit assourdissant du moteur de la dameuse). Philippe me raconte les premières années à Cap Prud’homme, la construction de la base Concordia à Dôme C et le Raid imaginé Patrice Godon pour ravitailler cette dernière.

Philippe : « C’est en 94-95 que la station de Cap Prud’homme est construite. Avant, on vivait à la dure dans des caravanes. »

« La station de Cap Prud’homme est un programme rattaché au projet de station au Dôme C (franco-italien). Au début, il y avait 5 à 6 italiens à Cap prud’homme (généralement ils se répartissaient à moitié ici et à moitié à Dôme C). Maintenant, il n’y a plus que 2 italiens à Prud’homme et le reste est à Dôme C. On s’occupe de la technique                et eux        gèrent  la            partie administrative (radio, télécom, avion). Dans le film « La glace et le ciel », on parle de dôme C mais il s’agit de Dôme C - US, à 60 km de Dôme C Concordia. Claude Lorius y est allé deux fois dans les années 80 pour montrer que la glace pouvait servir d’archives climatiques. En 1986, les réflexions sur la construction de Concordia ont démarré. Il a fallu concevoir la station et se pencher sur la question du transport terrestre. La base a pris un peu de retard à la construction car, entre-temps, le forage Epica s’est déroulé sur six campagnes d’été. Concordia a été ouvert à l’hivernage en 2005. »

Tracteur et dameuse © MNHN / MSA / IPEV © IPEV/MSA/MNHN Tracteur et dameuse © MNHN / MSA / IPEV

A la moitié du chemin, Philippe m’interpelle : « tu peux fermer un œil si tu veux. Le kass c’est soporifique. Du bruit, durant des heures, c’est un peu monotone aussi. A la fin, tu perds 20 points de Q.I ! Mais tu as le temps de penser, tu fais que ça d’ailleurs ! Tu es tranquille et seul aussi. Le tracteur, les gars aiment bien, c’est leur machine. Y a que là qu’ils sont seuls, sinon sur la base tu es toujours avec quelqu’un.»

Je me laisse effectivement « bercer » par le bruit du kass et de la glace râclée. Je somnole quelques dizaines de minutes …

« Ici ce sont des dunes à perte de vue. Tu en montes une et une autre se profile devant toi » me raconte un peu plus tard Philippe.

Etrange ! Moi, ça fait quatre heures que j’ai l’impression que tout est … plat ! Je n’intègre pas du tout la topographie du lieu. Je me sens au milieu de … nulle part !

Moi : « c’est toujours le même relief ? »

Philippe : « oui. Parfois c’est moins calme, tu vois que le vent est passé par là, y a des bosses. »

Moi : « et pour passer le temps ? De la musique ? »

Philippe : « Moi non parce que j’aime bien me concentrer. Dans le tracteur tu peux écouter de la musique plus facilement parce que la conduite est automatisée et qu’il y a moins de bruit. Moi j’aime bien les livres audio »

C’est une piste qui ne finit jamais. Un film qui repasse en boucle. Du blanc à perte de vue. Et d’ailleurs en ce milieu de journée, le ciel est tout aussi blanc que la glace ! Tout se confond. On chemine entre ciel et terre.

Moi : « comment faire pour tracer la route ? »

Philippe : « On la prépare en amont. On essaye de prendre les courbes de niveau pour ne pas avoir une montée trop raide. On a des points caractéristiques, D3 D10 D17 … D21 D31 D33 D47 (les points D pour l’ancienne route) E 14 E23 E47 … (E pour la nouvelle route) que l’on repère sur une carte puis on cherche les coordonnées GPS de ces points. Dans la dameuse, il y a un indicateur de cap, un ordinateur qui a enregistré la route ».

Moi : « entre le 1 et le 2ième pré-acheminement, c’est la même neige ? »

Philippe : « Là, c’est même plus de la neige, c’est plutôt de la glace. Cette année, c’est bizarre. C’est la sécheresse. Ça fait plus de trois semaines qu’il n’y a aucun flocon qui est tombé. Mais quand tu passes D110, plus loin sur la route du Raid, la neige n’est plus la même, c’est du sucre. Tu t’enfonces, comme dans des sables mouvants. Il a fallu plusieurs raids pour compacter la neige. »

Moi : « le chemin ne s’efface pas d’année en année ? »

Philippe : « ici, sur cette portion, oui, parce qu’il y a du vent. Là-haut, non. On retrouve le cordon. C’est pour ça qu’on fait un cordon. C’est important. Sur le côté gauche c’est surélevé, tu vois ? On fait vomir la lame de la dameuse du côté droit (ou ouest). L’année d’après, le centre de la route est effacé mais tu retrouves le cordon ».

A 12h10, je perçois mieux le chemin tracé.

J’ouvre mon sac de vivres préparé par le cuisinier de DDU (2 sandwich - aux rillettes et au chèvre - une barre chocolatée, de petits gâteaux secs à la noix de coco, une pomme et une bouteille d’eau gazeuse).

Je remarque la direction du vent qui s’est engouffré dans la glace. Il a ciselé de petits feuilletés de glace bien lisses, soyeux et brillants qui ont l’air de fines pellicules d’argile empilées les unes sur les autres. Philippe ouvre la fenêtre pour ne pas somnoler. Une vague d’air froid s’engouffre. Il fait -5°C, ressenti -15°C avec le vent.

13h00 : on est arrivé au point E43. Philippe trace quatre « parkings » dans la glace pour les Caterpillar qui nous rejoignent et déposent chacun traîneaux de gasoil. Amusant ce ballet mécanique monté sur des skis géants !

Ballet mécanique des tracteurs avec leurs traineaux  © MNHN / MSA / IPEV© IPEV/MSA/MNHN Ballet mécanique des tracteurs avec leurs traineaux © MNHN / MSA / IPEV
Les traineaux de gasoil © MNHN / MSA / IPEV © IPEV/MSA/MNHN Les traineaux de gasoil © MNHN / MSA / IPEV

Tout le monde est arrivé à bon port. On en profite pour prendre quelques photos de groupe.

Raoul, un italien, conducteur de l’un des quatre tracteurs © MNHN / MSA / IPEV © IPEV/MSA/MNHN Raoul, un italien, conducteur de l’un des quatre tracteurs © MNHN / MSA / IPEV
De gauche à droite : Grégory et Raoul – conducteurs Caterpillar, Céline –commandant du futur bateau l’Astrolabe, moi, Dorian – conducteur Caterpillar et Laurent – second commandant du futur Astrolabe © Patrice Bretelle © IPEV/MSA/MNHN De gauche à droite : Grégory et Raoul – conducteurs Caterpillar, Céline –commandant du futur bateau l’Astrolabe, moi, Dorian – conducteur Caterpillar et Laurent – second commandant du futur Astrolabe © Patrice Bretelle

Le retour en tracteur avec Dorian

13h30 : je reprends le chemin inverse dans le tracteur de Dorian, 20 ans, première expérience ici. Il est titulaire d’un BTS mécanique agricole et a eu envie de bouger. Il a le « virus » du voyage, comme ses parents partis à son âge en Afrique et sa sœur déjà partie au Canada et demeurant au Mexique depuis un an et demi. C’est un ancien élève de son école, venu faire un hivernage à DDU grâce à l’IPEV, qui lui a mis la puce à l’oreille.

« Aujourd’hui, on peut être VSC - volontaire au service civique - partout sur la planète. Il faut bouger et c’est devenu bien plus facile ! »

Le soleil cogne sur la vitre. Grand soleil. Il fait trop chaud dans le tracteur ! On avance à 20 km/h, sans les traîneaux… Ça secoue. Le paysage est lunaire, tout est soufflé, décapé par le vent. Tiens, cette route en tracteur me fait penser à « Une histoire vraie » un film de David Lynch. Le décor est complètement différent mais c’est aussi, en quelque sorte, un road movie …

Retour avec Dorian, 20 ans © MNHN / MSA / IPEV © IPEV/MSA/MNHN Retour avec Dorian, 20 ans © MNHN / MSA / IPEV
Bonus Infos : Patrice Godon qui a imaginé le Raid

Novembre et décembre 93 : premier raid, levé du Dôme C.

Dôme C : premiers travaux en 1989. Au départ, ce sont les TAAF qui géraient le projet et Patrice Godon, travaillant alors aux EPF de Paul Emile Victor, collaborait au projet technique. Puis, lorsque le projet a été repris en main par l’IPEV, Patrice Godon est devenu chef de projet IPEV en 1992.

Quel est l’intérêt d’une base à Dôme C ?

Sur la calotte, la neige - tassée au fur et à mesure de son accumulation - prend progressivement la densité de la glace : c’est de la glace issue de la compression. Sur un dôme, l’échantillon de neige ne va pas fluer. Sur les flancs du glacier, on ne sait pas d’où vient la glace. L’autre avantage de Dôme C : altitude élevée (plus de 3000m), loin de l’eau donc moins de dépression (moins de mauvais temps). C’est donc particulièrement intéressant pour l‘astronomie (atmosphère très sèche) et la glaciologie. De plus, l’accumulation y est faible : avec une carotte de 3000 m de longueur, c’est 800 000 ans d’histoire climatique que l’on remonte ! (pour avoir la même échelle temporelle à Vostok , il faut 4500 m de carotte (il y neige plus)).

 

Deux dômes sont actuellement intéressants pour le carottage : Dôme Walkyrie et dôme C .

 

Claude Lorius réalise les premières carottes près de dôme C en 1978. La carotte ne fait que 800 m de long car la technologie n’est pas fiable à l’époque. Il utilise un carottier thermique qui ne permet pas la compensation hydrostatique du trou comme aujourd’hui. C’est l’analyse des gaz dans la glace qui l’intéresse. Jean Jouzel du CEA va rejoindre un peu plus tard le projet pour effectuer l’analyse isotopique des particules des poussières dans la glace.